Numéro thématique de la revue Documentation et bibliothèques, « Où en est-on avec le livre numérique ? » propose à travers quatre articles de faire le bilan des usages et de la diffusion des livres numériques dans les institutions de documentation. Son titre, quelque peu général, mérite d’être glosé : c’est en fait le prêt numérique qui est au centre des différentes contributions. À travers cette question du prêt, comme le souligne Réjean Savard dans la brève introduction qu’il donne au numéro, les articles éclairent les transformations de la lecture publique sous un angle à la fois local, en s’intéressant au système de prêt des bibliothèques québécoises, et global, par un élargissement de la perspective à d’autres organismes de prêt en Europe francophone.

Couverture du dossier thématique. © Documentation et bibliothèques

Les contributions rassemblées sont le fruit de travaux de professionnels de la documentation et de l’information, et s’appuient d’une part sur des enquêtes de terrain et d’autre part sur des données statistiques récentes pour aborder les enjeux socio-économiques et institutionnels du prêt et des acquisitions numériques en bibliothèque. La démarche adoptée est donc marquée par une certaine technicité, mais reste largement pragmatique, ce qui rend le numéro éclairant pour des lecteur.ice.s qui découvriraient les enjeux documentaires du numérique et la place des bibliothèques au sein d’une chaîne du livre renouvelée.

Paru au printemps 2021, le numéro est de plus traversé par des évolutions récentes liées au contexte pandémique : au cours des multiples confinements, les bibliothèques ont vu les demandes de prêt numérique augmenter drastiquement, ce qui a élargi le public touché par le dispositif. Si cette hausse est le fruit de circonstances exceptionnelles, elle a aussi servi d’aiguillon et de révélateur pour jauger les politiques de prêt en vigueur à plus long terme, un principe méthodologique que toutes les contributions mettent en avant. Si la pandémie a, comme le dernier article en fait l’hypothèse, accentué les tensions entre éditeurs et bibliothèques, elle a aussi fait apparaître plus clairement les enjeux liés à la formation des usager.ères mais aussi des personnels de bibliothèques, qui voient leur métier évoluer.

De la BAnQ aux réseaux de prêt européens, différents niveaux d’analyse

D’un article à l’autre, on observe un élargissement continu de la perspective adoptée, qui donne une cohésion appréciable au numéro tout en permettant des recontextualisations successives des données présentées. Le premier article, une contribution collective de Sylvie-Josée Breault, Maryse Breton, Antoine Fortin et Geneviève Gamache-Vaillancourt, étudie l’action des Services à distance de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), qui fournissent une aide technique aux usager.ères pour la lecture numérique. L’article suivant, de Marie-Claude Lapointe, Christelle Pelbois et Jason Luckerhoff, traite également du contexte documentaire québécois, mais s’appuie sur une enquête sur le prêt numérique menée auprès de 55 professionnels des bibliothèques dans un réseau plus large d’institutions. Les deux contributions suivantes, celle d’Alexandre Lemaire et d’Éric Le Ray, étendent le champ de l’analyse sur le plan géographique et économique, en établissant des comparaisons entre le système de prêt québécois Pretnumerique.ca et le système européen du Prêt numérique en bibliothèques (PNB), en vigueur en France et en Belgique. C’est l’occasion de mettre en perspective différentes politiques culturelles, en faisant le bilan des chiffres du marché du livre numérique dans plusieurs espaces francophones.

Former à une nouvelle lecture : enjeux documentaires du prêt numérique

Les deux premières contributions, « Le livre numérique : quelques millions de prêts plus tard » et « Le livre numérique en bibliothèque au Québec : regards des bibliothécaires » se structurent autour d’une thèse commune : le prêt numérique modifie le travail des bibliothécaires avec le public, en accentuant leur rôle de transmission d’une nouvelle forme de littératie. Cette évolution du métier entre par endroits en tension avec certains des impératifs économiques qui conditionnent la diffusion publique des livres numériques. Ainsi les auteur.ices de « Le livre numérique : quelques millions de prêts plus tard » notent-iels que la multiplication des formats de fichier et des outils de consultation, ainsi que les restrictions imposées par certains types de verrous numériques, demandent l’acquisition de nouvelles compétences : il s’agit désormais non seulement de connaître le catalogue numérique proposé, mais aussi d’être capable d’en expliquer le fonctionnement technique. 

Dans « Le livre numérique en bibliothèque au Québec », cet enjeu technique est étendu à des considérations plus directement économiques, dans la mesure où l’étude ne porte plus sur le personnel d’une seule institution, mais sur l’expérience de dizaines de professionnels issus de différentes bibliothèques. Les difficultés rencontrées par les institutions pour adapter l’offre numérique à la demande du public s’expliquent ainsi par les coûts d’acquisition et les modèles de licence proposés, qui ne correspondent pas toujours aux usages qui sont faits des titres empruntés. Les conditions de vente des éditeurs tendent en effet à rapprocher le prêt numérique du prêt papier, en empêchant la diffusion en simultanée à plusieurs personnes d’un même exemplaire, et en limitant le nombre de prêts dans le temps.

La mise en place du système Pretnumerique.ca, fruit d’un compromis entre bibliothèques et éditeurs, illustre l’évolution de la position des institutions documentaires au sein de la chaîne du livre : elles doivent désormais collaborer avec un grand nombre d’acteurs, parmi lesquels les distributeurs et les entrepôts numériques. Il revient alors aux bibliothécaires de combler un espace laissé vacant dans cette chaîne, entre l’acquisition d’un matériel de lecture numérique et son utilisation effective et efficace. Ainsi, les deux articles soulignent qu’au-delà des enjeux matériels et économiques, c’est le rapport au public qui est au cœur des préoccupations des bibliothécaires : derrière les conseils techniques prodigués, les fondements d’une nouvelle forme de lecture publique se mettent en place.

Perspectives géographiques et économiques : le prêt numérique dans un espace élargi

Les deux derniers articles du numéro ont en commun d’inscrire le prêt numérique québécois dans un cadre plus large qui permet de mieux en saisir les spécificités à travers diverses comparaisons. Dans l’article « Livres numériques et bibliothèques publiques en Europe francophone : quelle offre ? », Alexandre Lemaire s’intéresse au Prêt numérique en bibliothèques (PNB), un système mis en place dans une partie de l’Europe francophone à partir du modèle de Pretnumerique.ca. En fournissant des chiffres précis, notamment sur les conditions de prêt proposées par les principaux groupes d’édition français, il fait émerger les caractéristiques des politiques documentaires des espaces concernés. L’une des particularités les plus notables du PNB est ainsi de proposer l’emprunt en simultané d’un même livre numérique, fonctionnalité absente d’une partie du système québécois. Cependant, contrairement à Pretnumerique.ca, il n’existe au sein du PNB européen aucune offre globale comparable à celle de BAnQ, ce qui atténue sa cohésion en en faisant un agglomérat de réseaux plus locaux. Seule exception, le PNB belge fait l’objet d’une attention particulière : développé à l’échelle d’un territoire entier, il a permis de mener une politique de développement de la lecture numérique de façon coordonnée, en intégrant notamment les librairies indépendantes et en permettant de promouvoir les éditeurs et auteurs belges à travers le système de prêt.

Enfin, l’article souligne le rôle crucial d’organismes tiers agissant comme des facilitateurs entre les différents maillons de la chaîne du livre numérique : Réseau Carel en France, qui sert d’observatoire des prix de l’exemplaire numérique de prêt et fait des recommandations pour adapter l’offre éditoriale aux besoins des bibliothèques, et Bibliopresto au Canada, qui renforce par son action de médiation la découvrabilité de l’offre numérique publique.

L’article « Des peuples de l’écrit aux peuples des écrans : entre copiage, complémentarité et remplacement » contient moins de données nouvelles, mais sert de bilan au numéro, en rappelant les principales évolutions statistiques de la lecture numérique au Canada et en France. Il permet d’éclairer certaines des caractéristiques de ce phénomène, évoquées dans les articles précédents : le retard de l’offre francophone sur l’offre anglophone est ainsi relié au développement précoce du prêt numérique aux États-Unis, et l’augmentation récente des prêts en littérature jeunesse ou bande dessinée, genres habituellement en retrait, signale un potentiel élargissement des publics dans les temps à venir. Mais l’apport principal de cette contribution est sans doute de rappeler que l’on ne peut pas s’en remettre, dans le domaine des chiffres, aux seules ventes de livres numériques : lire ne signifie pas toujours posséder, et tandis que la vente numérique diminue au Québec depuis le milieu des années 2010, les prêts numériques, eux, ne cessent d’augmenter.

Référence

Réjean Savard (2021) « Où en est-on avec le livre numérique? », dossier, Documentation et bibliothèques, volume 67, numéro 2, avril-juin 2021. https://www.erudit.org/fr/revues/documentation/2021-v67-n2-documentation06012/

Avec des contributions de Sylvie-Josée Breault, Maryse Breton, Antoine Fortin, Geneviève Gamache-Vaillancourt, Marie-Claude Lapointe, Alexandre Lemaire, Jason Luckerhoff, Christelle Pelbois et Éric Le Ray.

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