Aux chemins de traverse de la poésie, des arts visuels et de l’enquête archivistique, CYMX se présente comme une œuvre hypermédiatique en ligne revisitant, par le biais des possibilités numériques, l’histoire de l’expropriation massive des citoyens et citoyennes de Mirabel au début des années soixante-dix. 

À l’époque, le gouvernement fédéral canadien annonce la construction d’un aéroport dans la région des Laurentides. Selon les plans de développement aéroportuaire, l’aéroport devait être le plus important de la province, mais aussi, selon la superficie projetée, le plus grand au monde.


Afin de mener à bien ce projet de béton et d’asphalte, sommes-nous rappelé.es dès la page d’accueil de l’œuvre, les autorités procèdent alors « à l’expropriation de 97 000 acres de terres agricoles et [au] déplacement de 10 000 résident.e.s arraché.e.s de leur maison pour sa construction » :

« Des maisons brûlées, des forêts dévastées, des champs “parmi les terres agricoles les plus riches du Québec” asphaltés : voilà ce qu’on a fait pour répondre à l’ambition d’une poignée d’hommes mégalomanes qui n’ont guère de considération pour ce qui entrave leur propre horizon. Les photographies et vidéos d’archives, dont certaines rappellent les scènes d’une guerre ou d’une catastrophe naturelle, les coupures de journaux, les données historiques, mais aussi la trame sonore d’Isabelle L. Bédard — sons d’enfants qui jouent, poules qui caquètent — dévoilent les différentes facettes de l’événement. »

(Paule Mackrous, « Dé-conquérir Mirabel, une cicatrice à la fois », dans CYMX, 2022.)

Malgré le mécontentement et les manifestations des habitant.es québécois.es, l’aéroport Mirabel est inauguré le 4 octobre 1975. Cependant, ce projet de 500 millions de dollars ne connaît pas le succès tant promis par les prévisions optimistes du gouvernement libéral : en plus d’être mal desservi par les routes et lignes de tram, l’aéroport est victime de la crise pétrolière des années 1970 ainsi que de la concurrence avec l’aéroport de Toronto. 

Rapidement, les vols nolisés de Mirabel sont transférés vers Dorval YUL, jusqu’au dernier vol passager de l’aéroport en 2004. En 2007, le tarmac de l’aéroport est transformé en piste de course ICAR. Puis, de 2014 à 2016, l’aérogare de Mirabel est finalement détruite.

Le lieu est aujourd’hui uniquement dédié à l’aviation commerciale et aux vols privés.

Parcourir l’œuvre comme on déroule le temps

À partir d’archives « de ce qu’il reste de la mémoire de ces lieux » et de ce qu’il subsiste aujourd’hui des terres évacuées et des maisons détruites, les trois artistes proposent ainsi une réflexion sur la notion de mémoire et son altération à travers le temps.  

Accessible en ligne et optimisé pour les écrans larges d’ordinateurs (CYMX ne fonctionnant pas sur mobile), le projet nous invite à poser un regard critique sur l’interaction humaine avec l’environnement (virtuel ou réel), ainsi que sur l’héritage commun de nos collectivités. 
En fait, CYMX pose d’emblée la question suivante : peut-on bâtir ce pays sans le détruire et sans verser dans l’insignifiance ?

« est-ce que la terre hurle
quand on l’abandonne
est-ce que la terre s’inonde pour pleurer »

(Marie-Ève Bouchard, CYMX, 2022)

Afin d’explorer l’œuvre d’Isabelle Gagné, mais aussi les fragments poétiques de Marie-Ève Bouchard et le parcours sonore d’Isabelle L. Bédard, il suffit de cliquer sur le bouton « Embarquement » situé sur la page d’accueil du site web. De là, les utilisateur.ices sont appelé.es à interagir avec les différentes composantes médiatiques de l’œuvre. 

En fait, CYMX s’expérimente grâce à un simple déroulement à la verticale où il est possible de cliquer sur des images afin d’accéder à de courtes bandes sonores, à des musiques, à des témoignages audio d’exproprié.e.s ou encore à des extraits d’entrevues tirés d’archives.

Divisé en trois sections chronologiques (avant, pendant, après), le récit se déploie ainsi comme une ligne du temps. Au sein de cet espace de rencontre entre « l’Autrefois, le Maintenant et le Demain » sont notamment juxtaposés photographies, cartes, plans de conception, vidéos et coupures de journaux.

L’urgence de la modernité et ses cicatrices

À ce visuel de l’ordre du collage ou encore de la surimpression s’ajoutent également de nombreux « glitchs » rappelant, comme l’écrit Isabelle Gagné, « les cartes thermiques permettant de repérer les îlots de chaleur générés par la destruction de la nature et les constructions humaines ».  

Ces divers « accidents numériques » lui permettent alors d’investir les notions « d’imperfections et de réminiscences propres aux souvenirs », mais également d’évoquer les « cicatrices encore vives » du territoire. En effet, bien que certaines parcelles de terres furent rétrocédées avec le temps (et à fort prix), la construction – puis la démolition – de l’aéroport a laissé des entailles profondes dans la chair du paysage :

« Des cicatrices bien visibles marquent toujours le paysage et d’autres, plus discrètes, sont inscrites dans l’histoire intime de celleux dont la demeure devait se transformer en piste d’atterrissage. Ce sont ces cicatrices qui sont retracées, ranimées et finement tissées dans le récit hypermédiatique poétique et polyphonique CYMX d’Isabelle Gagné. »

(Paule Mackrous, « Dé-conquérir Mirabel, une cicatrice à la fois », dans CYMX, 2022.)

L’art au service d’une conscience sensible de l’histoire et du territoire

Ré-interprétant la réalité observée au moyen du numérique, Isabelle Gagné montre que le projet de construction de l’aéroport de Mirabel est figure emblématique du rapport trouble qu’entretient le Québec avec l’espace, le temps et le territoire. 


Dans cette optique, difficile de ne pas penser aux mots de Marie-Hélène Voyer dans son essai L’habitude des ruines. Dans ce livre, cette dernière questionne notre façon de traiter le territoire, l’héritage, le passé et le patrimoine bâti. Tout comme les créatrices de CYMX, Voyer critique « notre accoutumance anesthésiée à la démolition » et dénonce « [l’]avachissement généralisé du paysage que l’on provoque au nom de l’orgueil vide de la nouveauté pour la nouveauté » (Marie-Hélène VOYER, L’habitude des ruines. Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, 2021, p.8).

In fine, la construction de l’aéroport de Mirabel, qui devait faire « entrer le Québec dans la modernité », ne fut qu’un éléphant blanc parmi tant d’autres. 

Toutefois, alors qu’ils pourraient servir à nos réflexions présentes et futures, les événements entourant ce projet sont pourtant trop souvent effacés des livres d’histoire et il demeure difficile de trouver, sur le web, des informations à ce sujet.

En faisant exister cette tranche d’histoire sous format numérique et la rendant accessible via un moteur de recherche, les créatrices offrent à plusieurs la possibilité de se réapproprier une mémoire intime et collective. En ce sens, l’œuvre CYMX se présente comme une actualisation artistique d’un passé oublié de nos récits collectifs. 

Citant la philosophe de l’art Patricia Touboul au sujet d’œuvres d’après-guerre, Isabelle Gagné inscrit donc sa démarche dans l’idée que l’art peut agir comme un devoir de mémoire contre « la violence de l’oubli » et la « rapidité de l’effacement des lieux et des habitants ».

***

Pour en savoir plus sur Mirabel et les événements entourant la construction de son aéroport, nous vous suggérons le visionnement du documentaire « Le fantôme de Mirabel » (2014) produit et réalisé par Louis Fortin et Éric Gagnon-Poulin (disponible gratuitement ici).

Titre : CYMX 
Créatrice : Isabelle Gagné 
Texte : Marie-Ève Bouchard 
Parcours sonore : Isabelle L. Bédard 
Date de création : 2022
Type d’œuvre : œuvre littéraire hypermédiatique
Lien vers l’œuvre : https://cymx.ca/

0 Shares:
Vous aimerez aussi...