Le 21 mars dernier se tenait en direct de Zoom le webinaire Regards croisés sur les enjeux de l’édition féministe France-Québec. Pour l’occasion, le Consulat général de France à Québec s’associait aux maisons d’édition remue-ménage, Dent-de-lion, iXe et Hors-d’atteinte afin de proposer un temps d’échange sur les enjeux actuels de l’édition féministe en France et au Québec. 

L’objectif de cette conférence était de questionner et de comprendre, par une mise en réseau dynamique de professionnel.les français.es et québécois.es, comment celleux-ci contribuent aux causes féministes tout en s’y inscrivant de manière cohérente.

Portraits des intervenantes, portraits des maisons 

Parmi les intervenantes du milieu littéraire invitées à ce webinaire se trouvaient Oristelle Bonis (éditrice en cheffe des éditions françaises iXe, créée en 2010), Stéphanie Barahona (formée en études féministes et littéraires, ancienne libraire-gestionnaire à la librairie féministe québécoise L’Eugélionne, cofondatrice de la maison d’édition jeunesse féministe Dent-de-lion et employée à la presse et aux communications aux Éditions remue-ménage) et Marie Hermann (cofondatrice des éditions françaises féministes et indépendantes Hors-d’atteinte). 
Se joignait aussi à la discussion Isabelle Boisclair, professeure en études littéraires et culturelles à l’Université de Sherbrooke dont les recherches portent sur les représentations des identités de sexe/genre et des sexualités dans les textes littéraires contemporains, ainsi que sur la place des femmes dans le monde du livre. 

Frédéric Sanchez, Consul général de France à Québec, prenait également part à ce webinaire animé par Pauline Le Gall, autrice et journaliste culturelle s’intéressant particulièrement aux liens entre littératures, féminismes et sociétés.

Capture d’écran du webinaire Regards croisés sur l’édition féministe en France et au Québec. De bas en haut et de droite à gauche : Frédéric Sanchez, Marie Hermann, Margaux Bruet (modératrice), Oristelle Bonis, Pauline Le Gall, Stéphanie Barahona, Isabelle Boisclair et Joséphine Loux (modératrice).

Coup d’oeil historique : contexte d’émergence des maisons d’édition féministes en France et au Québec 

Afin d’amorcer la discussion, la spécialiste Isabelle Boisclair proposait de revenir quelque peu sur le contexte historique ayant permis aux premières maisons d’édition féministes d’émerger en France et au Québec. Pour elle, la mise en place de ces maisons se comprend dans le contexte occidental de la deuxième vague féministe, qui elle-même naît du contexte particulier de la période de l’après-guerre. En effet, à cette période, un large bassin de femmes « désireuses de s’inscrire dans l’espace citoyen » commencent à écrire dans un mouvement de contestation général.  Leur prise de parole massive demande alors une diffusion. 

Pourtant, les circuits de distribution pour cette parole et cette propagation des idées du féminisme restent encore limités étant donné que les maisons d’édition de l’époque – aux comités de lecture majoritairement masculins – refusent les manuscrits des femmes sous prétexte qu’ils « ne convien[nen]t pas au style de la maison ». 

Plusieurs femmes militantes et écrivaines décident alors de s’éditer et de se publier elles-mêmes, et ce, même si le lectorat demeure encore restreint. C’est dans cette mouvance que sont fondées au Québec les éditions de la Pleine Lune en 1975 et les éditions du remue-ménage en 1976. Toujours selon Isabelle Boisclair, cette genèse militante colore encore aujourd’hui la perspective et la production éditoriales de chacune de ces maisons. À cela s’ajoute également l’émergence de revues féministes dans les années 1970-1980, tant au Québec qu’en France.

À cet égard, Oristelle Bonnis évoque des revues comme Nouvelles questions féministes, La Revue d’en face, La revue Pénélope, Les femmes sans-tête et LesCahiers du grif, qui ont toutes aidé à constituer les bases d’un corpus théorique de recherches féministes.

Diplomatie féministe… et double standard ?

Un des enjeux majeurs de l’édition féministe, affirme Pauline Le Gall, est de trouver « une structure éthique pour parler d’un mouvement politique ». À ce sujet, Isabelle Boisclair soulève quelques traits communs à l’ensemble des maisons d’édition féministes qu’elle étudie : d’abord, il existe un manifeste éditorial explicite et le féminisme se présente comme un élément programmatique explicite qui est réaffirmé de façon régulière et soutenue. Puis, l’écurie est composée exclusivement ou très majoritairement d’autrices et les équipes de fondation et de direction de la relève sont tout autant composées exclusivement ou très majoritairement de femmes. De plus, la promotion des livres est axée autour de leur spécialisation. Finalement, il s’agit le plus souvent de sociétés constituées en organisme à but non lucratif (OBNL). 

En d’autres mots, ces maisons mettent en place une « diplomatie féministe »  qui vise à donner une place importante et paritaire aux femmes dans leur fonctionnement, mais aussi promeuvent des idéaux, des valeurs et des pratiques qui favorisent l’égalité entre les sexes et les genres afin de garantir à toutes la jouissance de leurs droits fondamentaux. Le souci éthique qui sous-tend la pratique de ces maisons d’édition transpire notamment par la mise en place de modèles économiques sociaux et de structures horizontales de redistribution du pouvoir et du capital, par la préoccupation environnementale quant à l’empreinte carbone de la production et de la distribution des ouvrages et par la mise en place d’un système d’entraide ou de sororité éditoriale entre les diverses maisons féministes québécoises ou françaises. Il s’agit de « faire front ensemble, contre les grands groupes ». 

Malgré tout, ces exigences éthiques de la part des maisons d’édition féministes envers elles-mêmes, mais aussi de la part du lectorat et des libraires – bref de tout le milieu littéraire -, peuvent s’avérer être un obstacle : elles s’accompagnent d’une forte pression pour une adéquation parfaite entre leurs discours, leurs valeurs défendues et leurs pratiques éditoriales, et ce, alors que cette attente n’est pas (ou moindrement) dirigée vers les grands groupes éditoriaux. Les intervenantes parlaient même d’un phénomène de « double standard ».

Faire commerce du féminisme ?

Un autre des enjeux au cœur de l’édition féministe française et québécoise repose sur la tension entre le pôle économique et le pôle culturel; entre la réalité commerciale ou triviale d’un côté et la défense des idées sociopolitiques féministes de l’autre. Cette antinomie est d’autant plus exacerbée du fait, justement, que ces éditrices féministes défendent des idéaux auxquels elles croient fortement : 

« Déjà en entrant en édition ou en librairie féministe – dans le livre féministe qui est mis en marché – , c’est faire commerce du féminisme. Mais c’est aussi pour donner des emplois aux féministes. Il y a donc toujours une tension entre l’idée et l’argent – entre discours et pratiques – dès que nous entrons dans un système salarial : le travail militant salarié est une contradiction dans les termes, mais c’est un moindre mal. L’important est de savoir à qui profite la vente des idées ; où va l’argent. C’est là que la forme OBNL devient un garde-fou contre l’appât du gain à l’interne […] et contre les risques de rachat ou d’appartenance incontrôlée. Cela garantit aussi une indépendance idéologique, par exemple. »

Stéphanie Barahona (21 mars 2022), webinaire Regards croisés sur l’édition féministe France-Québec.

Ainsi, comme le soulignent Stéphanie Barahona et Marie Hermann, dès qu’il y a mise en marché du livre féministe, il y a capitalisation du féminisme. Or, il reste que les maisons féministes retirent si peu de profits de la publication de leurs ouvrages et que, in fine, elles offrent des emplois aux femmes. Cependant, les maisons d’édition féministes travaillent bien souvent en équipe réduite et les premiers développements de ces maisons impliquent généralement un engagement bénévole à long terme pour les éditrices en cheffe. Stéphanie Barahona évoque même – dans l’optique de la fondation des éditions remue-ménage et Dent-de-lion – l’idée d’un « travail gratuit »  qui se fait au prix du « sacrifice de la vie privée ». 

À ce sujet, Isabelle Boisclair mentionne qu’au Québec le marché du livre féministe n’est tout simplement pas viable sans les subventions gouvernementales. Dans la majorité des cas, même les maisons les plus importantes sont soutenues par l’État, d’où la difficulté de monter et de présenter un plan d’affaire tangible afin d’obtenir des subventions auprès des bailleurs de fonds du gouvernement québécois.

Quatrième vague et flot de manuscrits

Avec la quatrième vague féministe qui survient dès le début des années 2010 et la résurgence d’un fort intérêt pour les questions féministes, les intervenantes du webinaire dénotaient toutes un clair renouvellement du bassin des lecteur.ices et des productions littéraires féministes. 

Or, bien qu’elles s’en réjouissent toutes grandement, le phénomène apporte avec lui des enjeux particuliers qui demandent des ajustements dans le fonctionnement des maisons, notamment au sujet des appels et de la réception des manuscrits. En effet, avec cette libération de la parole des minorités sociales, les éditrices ont vu leur boîte de courriels déborder de manuscrits (environ cinq manuscrits par jour pour les éditions Hors-d’atteinte), alors qu’une maison comme remue-ménage ne publie que huit ouvrages annuellement.  
Pour les éditrices, ce « flot de manuscrits » pose un dilemme qui relève, encore une fois, de leur déchirement entre le pôle commercial et le pôle militant, car celles-ci sont bien conscientes de leur pouvoir d’agentes de libération et de légitimation dans le champ littéraire, mais se voient dans l’obligation de refuser nombre de manuscrits pour éviter une surproduction qui ne ferait qu’inonder le marché et qui produirait, de ce fait, des « oubliés ».

À cet égard, Marie Hermann souligne que cette surproduction des livres féministes par les grands groupes éditoriaux est un grave désavantage pour les maisons spécialisées puisque les stratégies commerciales de ces groupes visent davantage à étouffer la concurrence plutôt qu’à défendre les idéaux qu’ils mettent de l’avant dans leurs ouvrages. De surcroît, l’affluence massive de manuscrits et des nouveautés féministes en librairie tassent des tablettes les livres des saisons précédentes. Ne pouvant publier autant de manuscrits que les grands groupes généralistes, les maisons spécialistes féministes se retrouvent rapidement bousculées, sans la possibilité de mettre en valeur leurs livres déjà édités qui restent tout de même pertinents considérant les enjeux féministes actuels.

Favoriser la diffusion des œuvres féministes : traduction et perspectives numériques

Finalement se pose, pour les maisons d’édition féministes françaises et québécoises, la question des perspectives d’avenir quant à la diffusion de leurs ouvrages. Dans cette optique, les intervenantes se penchaient sur la place de la traduction dans l’édition féministe. Oristelle Bonnis et Stéphanie Hermann, elles-mêmes traductrices, ont alors discuté des embûches pratiques et économiques de cette pratique. Quoique désireuses d’augmenter le nombre de traduction au sein de leur maison d’édition et quoique conscientes de l’importance de la traduction pour la circulation des idées à l’échelle internationale, celles-ci relevaient la difficulté financière d’une telle pratique : non seulement la charge de travail est très importante, mais la traduction comporte aussi une large prise de risque et ne représente qu’une mince part des profits des maisons iXe et Hors-d’atteinte. De plus, peu de subventions – au Québec comme en France – sont allouées pour la traduction. Au Canada, le gouvernement fédéral propose toutefois des fonds pour les traductions anglophones-francophones. 

Dans la même perspective, entrait en considération la question des enjeux particuliers aux pratiques d’édition numérique. Comme dans le cas de la traduction, les intervenantes relevaient l’avantage d’une plus large diffusion – dans les régions mal desservies ou en dehors de la francophonie – pour les ouvrages numériques. Cependant, les éditrices mentionnaient toutes que le numérique ne représentait qu’un très faible pourcentage des ventes. Elles ne considéraient pas le numérique comme une menace. Pour ces dernières, les véritables ennemis de l’édition indépendante demeuraient les grands groupes et Amazon.

Pour ceux et celles qui n’auraient pas assisté aux échanges en direct, il est toujours possible de profiter de la rediffusion du webinaire sur la chaîne YouTube du Consulat général de France à Québec.

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